C’est l’air qui fait la chanson
Après un aussi long silence, je chante comme tout le monde. Sans ambition d’aucune sorte. En répétant les leitmotiv éculés que j’entends depuis mon enfance et qui sont, stricto sensu, le fonds de commerce du genre. Et sa raison d’être. La recherche de formes fixes et modalités comparables aux « contraintes » des oulipiens1, n’est pas, pour moi, un simple échafaudage technique. Ces expédients autorisent, par contre, moralement, à développer le génie des banalités quotidiennes, des bruits des villes et des champs, des conversations de bistrot et de mercerie… Ces figures (où l’on reconnaît pêle-mêle, plagiat, parodie, canular, approximation, proverbe, coq à l’âne, pieds-de- poule, clichés, contrepèterie, ready remade, calembour, clin d’œil, homophonie, réminiscence, lieu commun, ir-référence et citation…) à condition de les tenir à distance, font office de moteurs bien plus efficaces que l’ « inspiration », la sincérité, la spontanéité ou la nécessité du message. La norme, l’Hénorme, c’est le réel. Le réel réel ou le réel déjà imité, effacé surchargé ou même imaginé. Celui que nous traversons chaque jour. Evident, redondant, pléon-asthmatique, déjà vu, déjà entendu, qu’il n’est pas possible d’oblitérer, de corseter ou d’académiser. Subversive dans sa dynamique verbale et rythmique, la chanson s’affirme, au sens littéral, comme un « jeu de société ». Si l’on y garde la mesure, c’est pour mieux y perdre son temps. Et le plier à la société du jeu.
Les histoires vraies n’ont pas de chute et les rengaines populaires sont interminables. Je vais rajouter un couplet : si plusieurs bruyants musicos ne s’étaient pas associés à Buisine pour me retenir sur le devant de la scène, on en serait resté là. Avant 2010, Gérard et « sa » Bande à Paulo (Bara et Toer Ravalosson, Théo Demarcq, Richard Arroun, Jean-Michel Wannepain, Francis Zozaya… et d’autres plus occasionnels) s’étaient souvent mis en quatre pour soutenir musicalement mes sobres démesures bistrotières. Mais, il fallut attendre le » Cabaret » de La Malterie pour que je réalise que j’étais poursuivi, entraîné, poussé ou tiré par une meute de (presque) fabuleux instrumentistes : Dorian Bour, Gérard Buisine, Didier Demarcq, Nils Etienne, Martin Granger, Erich Pralat. Du coup, je me suis souvenu que dans ma jeunesse, j’étais seul, avec ma guitare, face au public. Hormis les quelques fois où Victor Charlier m’accompagnait au piano avec son quintette2. Et, c’est bien différent d’être, aujourd’hui, porté, couvé, assisté, rattrapé, et, sans doute, le cas échéant, défendu face à des spectateurs ou des fans en colère. Mes chansons sont toutes marquées par ce voisinage bienveillant des musiciens hors mesure qui m’entourent. J’ai même concrètement compris qu’une chanson était composée d’un texte et… d’une musique. On imagine pas combien cette évidence peut enrichir pratiquement le faiseur de chansons solitaire. Et ses productions qui deviennent de fait, collectives. Voilà bien Guy Ciancia en bonne compagnie.
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Ceux de l’Oulipo-pop plutôt que ceux de l’Oulipo-SciencesPo. Ceux des patacesseurs, tels le tendre Alphy (Alphonse Allais), ou bien encore une flopée de bonimenteurs, bateleurs, troubadours et chansonniers. Plutôt que ceux, respectables, mais bien rigoureux, d’un François Le Lionnais. Et si la référence à la Méthode et aux calculs sont présents chez les uns comme les autres, c’est d’abord dans la mathématique de « la main gauche » de Queneau ou Caradec et dans les grandes bontés du clinamen que je me reconnais. Dans cette pratique, comme l’écrit à propos de l’Oupeinpo, Thieri Foulc, Provéditeur du Collège de ‘Pataphysique, « l’important n’est pas la contrainte mais l’idée de la contrainte ». Ici, en l’occurrence, c’est l’air qui fait la chanson.
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Victor Charlier, natif de Fâches-Thumesnil, fut l’accompagnateur de Line Renaud et d’Isabelle Aubret puis celui de la classe de chant du Conservatoire de Lille. Il composa d’innombrables rengaines. A la Libération, il animait les cafés-concerts de la place de la Gare et m’a souvent raconté que Lille vivait alors sur le
tempo swing des grands orchestres de l’époque comme celui de Ray Ventura. ↩ ↩
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