Julien Torma et Philippe Merlen à Lille
En 2012 quelques pataphysiciens, oulipiens et citoyens avertis ont adressé une lettre à la commission de dénominations des rues de Lille. Ils souhaitaient qu’une voie, un square, une place ou un édifice public honorent la mémoire « d’un des plus grands pataphysiciens du siècle », Julien Torma. Il leur fut répondu qu’on y penserait. Presque quatre ans plus tard, le plan urbanistique de la MEL (métropole européenne de Lille) se déploie au-delà des boulevards périphériques. Entre le stade Pierre Mauroy, extramuros, et le centre historique de la ville, l’architecture nouvelle dessine déjà l’avancée de nouvelles zones résidentielles. Qui laissent courir des rues nouvelles bientôt dédiées à de grands hommes ignorés… Plus que jamais, il devenait nécessaire de rappeler aux Lillois « les gestes et opinions » de Torma qui s’arrêta plusieurs fois à Lille autour des années 1930. En particulier dans le quartier Saint-Sauveur. Le Régent de Nautique épigéenne, Bastiaan van der Velden, dans un article récent, s’y est fort opportunément employé1
Des bains de Lille au Bordelamer (ou inversement). Entre taylorisme et hygiénisme, la nécessité des bains corporels s’était généralement fait sentir depuis plus d’un demi-siècle. La ville de Lille comptait, dès 1920, une dizaine d’établissements de bains. C’est dire qu’il est difficile, a priori, de préciser le lieu de la rencontre en mars 1932 de Julien Torma et de Philippe Merlen2. Lequel était alors étudiant hypokhâgneux au lycée Faidherbe.
Le Régent Bastiaan van der Velden situe l’évènement dans les Bains de la rue des Sarrazins à Wazemmes. Il note possiblement, toujours à Lille, les Bains parisiens au 18-20 rue du Quai, et un troisième établissement au 219 rue Nationale.
J’ai, pour ma part, avancé précédemment, à deux reprises3 que Merlen et Torma firent connaissance dans les Bains lillois, boulevard de la Liberté. C’est afin de compléter le travail de Bastiaan van der Velden que j’ai publié l’essentiel de l’article présent dans Le Publicateur4.
« Les bains populaires, à prix réduits » de la Cour Cysoing étaient devenus Bains lillois en 1893. À travers une telle entreprise de modernisation, la municipalité de Lille avait souhaité promouvoir une mixité sociale de type hydrophile et anglo-saxon.
La brochure vantant cet ensemble thermal, hygiéniste et sportif décrit trois services « répondant à des besoins différents : les Bains de luxe et d’hydrothérapie médicale, l’École de natation à eau chaude d’hiver et d’été5 » et enfin « les Bains de baignoire et de douches-lavabo » et leurs 120 cabines. Mais, insiste-t-on, « c’est la modicité des prix qui fait la particularité de cette [dernière] partie de l’établissement. » Cette initiative avait été saluée non seulement par la bourgeoisie « branchée », mais aussi par les ouvriers des quartiers Saint-Sauveur et Moulins tout proches
Une chanson en patois de six couplets, signée Henri Tanche, avait même été interprétée à l’occasion du carnaval de 1890 :
Ah oui j’ l’aspire et j’ min fait gloire.
Que ch’ batimin soit terminé
Pou m’ flanquer dins eun’ grande baignoire,
Et print’ des douch’s à volinté
En 1932, l’habitude était prise. Tous les amateurs de plaisirs aquatiques convergeaient vers ces thermes à la mode. Les Bains lilloisétaient desservis par deux larges artères haussmanniennes (le boulevard Papin et celui de la Liberté) et la rue d’Hazebrouck. À proximité du nouveau centre de Lille, marqué par le nouvel hôtel de ville. Aujourd’hui, il ne reste plus que l’entrée néo-classique du 219ter boulevard de la Liberté et son portique à quatre colonnes, en marbre rose, classé par les Monuments historiques. On peut penser que cette luxueuse façade avait séduit Julien Torma tout comme Philippe Merlen qui juge « ces bain-douches parfaitement respectables » (je souligne) en précisant [qu’il] « n’en connait [sait] pas d’autres à Lille ». Il admet toutefois qu’ils sont peut-être « un peu prolétaires6 ».
Prolétaires ? Moins sans doute que ceux de la rue des Sarrazins évoqués par Bastiaan van der Velden et qui ciblaient la population laborieuse de Wazemmes.
En 1970 encore, dans ce quartier excentré, les habitants des courées ne disposaient que d’un seul point d’eau pour une dizaine de maisons souvent insalubres. Le Nord Illustré du 15 avril 1910 prétend7 qu’« à Lille même, si l’on excepte le primitif et insuffisant établissement de la Cour Cysoing, il n’existait aucun endroit pratique pour se baigner à bon marché » (je souligne). Et pour surenchérir sur la Cour Cysoing, le rédacteur conclut que « les Balneums apparemment pompeux pourraient envier [aux Bains des Sarrazins] sa compréhension hygiénique, son confort réel et son élégance agréable » (sic). Ce parti-pris du Nord Illustré est bien étonnant à la vue des bâtiments de briques reproduits en illustration.
On n’hésite guère, contrairement à ce journal, à qualifier un tel établissement de « populaire », tant ses bâtiments sont la réplique assez banale des constructions voisines à vocation industrieuse. Ce décor convient mal au quotidien d’un jeune lycéen d’hypocagne plus familier des cinémas de la rue de Béthune que des buvettes blafardes de Wazemmes.
Doit-on prendre plus au sérieux la référence aux Bains parisiens situés dans le quartier du Ramponneau au 18-20 de la contrapétique rue du Quai8 ?
Les petites maisons basses qui bordaient un des anciens ports de Lille étaient peuplées d’artisans et petits commerçants. Catégories sociales habituées aux allers et venues d’anonymes dans leurs boutiques. Tout près, Le Palais d’été accueillait — jusqu’en 1943 — divers spectacles et festivités à la belle saison. La Haute-Deûle offrait ses berges aux promeneurs et les fortifications, leurs murs et leurs fossés — loin des regards — à tous les échanges et comportements coupables.
Les Bains parisiens avaient été créés dès la fin de la Première Guerre mondiale. Ils s’étaient installés dans les locaux de l’ancien établissement balnéaire dit du Ramponneau, allusion à la guinguette voisine qui participait alors aux dimanches oisifs de la bourgeoisie lilloise. Ces bains privés ont laissé peu de traces dans la mémoire et les archives locales. Leurs équipements et leur capacité d’accueil étaient moindres que ceux des deux autres bains-douches, municipaux. Les tarifs y étaient plus élevés, les prestations — massage et pédicurie — n’y étaient pas meilleures.
Le quartier du Ramponneau9 était sans doute bien connu par Torma. En 1932, les parents de Merlen habitaient la « rue J. G.10 », c’est-à-dire la rue Jacquemars Giélée, très proche… Mais Merlen précise exactement les dates de « leur corps à corps » qui avait débuté le jeudi-saint, et s’était poursuivi le vendredi. Il ajoute qu’il revit Torma « presque tous les jours (sauf le jour de Pâques et le lundi) jusqu’à la fin des vac ». Il est donc impossible de situer leur aventure dans les Bains parisiens ouverts seulement « les vendredis et samedis ». Les Bains lillois, eux, ouvraient tous les jours.
Le dessinateur Christophe (Colomb) fut l’un des plus fins chroniqueurs de la vie lilloise avant la Première Guerre mondiale. Il enseigna aussi les mathématiques et les sciences naturelles, dès 1894, au lycée Faidherbe. Dans l’une de ses épopées publiée en 1893, il conduit La famille Fenouillard de Saint-Remy-sur-Deule, où elle habite, jusqu’aux bains de mer. Aujourd’hui, on peut imaginer que l’aventure se conclut par une promenade rituelle précisément sur les bords de la Deûle11. Et pourrait s’intituler Des bains de mer aux bords de Deûle.
Si la carte des déplacements dévolus à Julien Torma reste problématique, la chronologie de sa bio-bibliographie est tout aussi conventionnelle. Elle ignore tout, évidemment, du sens de l’histoire et des divers détours, de la Deule à la Deûle. Ainsi les considérations balnéaires qui font l’objet des lignes précédentes engraisseront-elles l’épais dossier Torma. Des Bains de Lille au Bordelamer12 » ou inversement.
- « Puzzle Torma » dans Le Publicateur du Collège de ‘Pataphysique, numéro 1, 8 absolu 142 E.P., p.8. Le Régent a notamment confirmé ce qu’onsavait sur le séjour de Torma , rue de l’ABC à Lille en 1929. ↩
- La Lettre de Philippe Merlen concernant Julien Torma a été publiée par le Collège en 82 E.P., Ruy Launoir affirme qu’elle était destinée à Emmanuel Peillet (Gestes & Opinions de quelques Pataphysiciens illustres, Hexaèdre, 2008, p. 158). Par ailleurs, Sylvain Goudemare note dans Le Grand Troche, (Allia, 1998, p. 124) qu’elle fut écrite au Comtadour, soit en 1936 ou 1937. ↩
- Dans un article de ce blog et le 15 décembre 1999 vulg. (8 absolu 135 E.P.) dans L’Expectateur numéro 3, p. 47-48. ↩
- Le Publicateur numéro 2, 15 sable 142, p.73. ↩
- Elle utilisait le bassin de 40X9 m dans lequel il était « interdit de se savonner ». On comptait aussi au nombre des équipements de multiples salles de sudation et des douches en jet, en pluie, ascendante… ↩
- La Lettre de Philippe Merlen concernant Julien Torma, op. cit. ↩
- « Un Établissement de Bains modèle à Lille » dans Le Publicateur , 8 absolu 142 E.P., numéro 1, p. 48. ↩
- J’ai abandonné la piste du 219, rue Nationale, auquel se réfère van der Velden. C’est l’adresse actuelle du Bar à thym qui ne débite pas que de l’eau chaude. Certes, nous ne sommes plus en 1932, mais on n’y trouve pas la moindre trace de baignoires et de serviettes de bain. ↩
- Antoine Debosque a évoqué la vie quotidienne de ce quartier, alors aussi fréquenté par les militaires du 43e RI, les bateliers, les cocottes et les bourgeois en goguette. Dans son livre Un demi-siècle au Ramponneau : souvenirs d’un vieux tapissier (Presses de L’Imprimerie centrale du Nord, 1972), il affirme avoir « restauré plusieurs chaises et une bergère de style Régence pour le professeur Pons du lycée Faidherbe ». Roger Pons, agrégé de lettres, fut notamment le professeur de Philippe Merlen. ↩
- Le Grand Troche, op. cit., p. 126. Sylvain Goudemare l’affirme dans une note. Mais on trouve aussi (Collège de ‘Pataphysique, 82 E.P.) une autre adresse : 77 rue Boucher de Perthes. ↩
- Christophe écrit Deule sans accent circonflexe. Aujourd’hui, l’usage est d’en mettre un. Nous reviendrons sur la Deûle dans un article prochain. ↩
- Julien Torma : Lebordelamer, Collège de ‘Pataphysique, 82 E.P. ↩
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