‘Pataphysique de la Deûle
Avec apostrophe !
À Lille, la pénombre complice de la guinguette du Ramponneau avait effacé la silhouette de Julien Torma. Tout juste l’imaginait-on encore près du pont du Petit Paradis, sur les quais de La Deûle. J’embarquai sur une de ces péniches franco-belges qui, d’écluse en écluse, alimentent les chassé-croisés de l’Histoire.
Après avoir plusieurs fois échoué, en aval sur des bancs de tourbe qui forment de petites îles, ma dérive s’arrêta sur l’une d’entre elles. Sous le bienveillant patronage de Faustroll, je me mis en devoir d’explorer la géographie mais aussi la mémoire de cette extrémité de terre. Et de cette Deûle – belge pour l’une de ces rives et française pour l’autre – sur laquelle Christophe Colomb avait en 1889 découvert Saint-Remy. L’émergence boueuse, pas plus grande qu’un potager de banlieue, battait pavillon français. Cependant, mis à part la voie fluviale, on y accédait ou on en partait exclusivement par la Belgique. À quelques encablures de Deûlémont, ce bout de France, exempt de tout « Robinson belge » aurait pu se prétendre apatride.
De Torma à Fenouillard sans trait d’union
La sous-commission des Révisions du collège de ‘Pataphysique a suggéré (Le Publicateur n° 3) quelques règles ortho- et typo-graphiques concernant la Deûle et les villes qu’elle arrose. Je montrerai que le clinamen autorise tout aussi bien sa sous-commission des Attentats à légiférer sur ces questions de forme.
La référence à Christophe et à La Famille Fenouillard dans mon article sur Julien Torma à Lille (Le Publicateur, n°2, décembre 2014 vulg.) suscita quelques remarques de la la sous-commission révisionniste. Ainsi, après sa parution, il était recommandé, dans le numéro suivant (p.81), de le relire en y incorporant quelques modifications. « L’orthographe Saint Rémy sur Deûle, avec un accent aigu sur le premier e et un accent circonflexe sur le u [serait] fautive : si l’on se fie au texte de Christophe c’est Saint-Remy-sur-Deule, avec traits d’union et sans ses deux accents qu’il [faudrait] écrire ».
En 1974, la « dictée scandaleuse » de Rosay-en-Bray (dans Europe, consacrée à Raymond Queneau, 1983, p.146) dont le texte était extrait de Zazie dans le métro rappelait déjà combien l’orthographe était une chose sérieuse. Il serait impardonnable, aujourd’hui, de ne pas enrichir des polémiques séculaires. Mais je prie le lecteur de noter d’abord que dans mon article, « Saint-Rémy-sur-Deûle », n’a jamais été écrit « Saint Rémy sur Deûle », sans traits d’union.
Trait d’unionisme ou orthographe d’apparat ?
La sous-commission des Révisions, à bon droit, « se fie au texte de Christophe ». Mais de quel texte ? Certes, la première vignette de toutes les éditions et rééditions de La Famille Fenouillard par la librairie Armand Colin, depuis 1889, situe le cadre de l’histoire à « Saint-Remy-sur-Deule ».
Mais, ces mêmes éditions se concluent par des « Appendice et Pièces justificatives ». Parmi ces pièces est reproduit le fac-similé d’ une lettre manuscrite à en-tête du « CLUB ALPIN » de St Remy s/Deule, sans accents, sans traits d’union et avec des abréviations de « Saint » en « St » et de « sur » en « s/ ».
Un autre fac-similé d’une lettre manuscrite de Christophe est reproduit dans le livre que François Caradec lui a consacré (Pierre Horay, 1981, p.111).
Christophe y écrit à Roger Porcin en 1900. Et illustre son propos d’un dessin représentant monsieur Fenouillard « présidant la distribution des prix du collège de St Remy sur Deule », avec abréviation de « Saint », sans accents et sans traits d’union. La légende que fournit Caradec use, quant à elle, de la version typographique classique trait d’unioniste, « Saint-Rémy-sur-Deule ».
On peut arguer, bien sûr, que les textes manuscrits se conforment à une orthographe d’apparat. Christophe la réserverait – ou feindrait de la réserver – à des destinataires peu nombreux ou choisis. En résumé, il ne parait pas impératif d’utiliser ou non les traits d’union pour désigner le lieu dont, ne l’oublions pas, il a inventé le nom. La cause est entendue.
De La Deûle à Lidl : légitimité du circonflexe
Sur « Rémy », Christophe ne met jamais d’accent, contrairement à ce que fera plus tard Caradec. Et moi-même.
Mais à quel critère doit-on se référer pour doter ou non la Deûle d’un accent circonflexe ? C’est que la rivière existait avant Christophe et existe encore bel et bien.
Elle prend sa source à Carency dans le Pas-de-Calais, à quelques kilomètres de Lens. Après avoir traversé Lille, elle se jette dans la Lys à Deûlémont. La Lys est en mitoyenneté avec la Belgique flamande, de Frelinghien à Menin. Avant de rejoindre l’Escaut à Gand.
Cette frontière naturelle autorise les variations orthographiques propres à tout voisinage linguistique. L’accent circonflexe sur le « u » de Deûle ne se justifie pas par l’étymologie. À la fin du XIXe siècle. on trouve dans les publications (journaux, cartes postales, cartes d’état major etc. ), les deux orthographes, avec ou sans accent circonflexe. La région, pendant plusieurs siècles, a été largement occupée par des armées de toutes nationalités. D’une langue ou d’une invasion à l’autre, la Deûle peut avoir perdu ou retrouvé son accent. Les Portugais et les Turcs l’emploient sur le « u », comme les Français. Les Néerlandais ne l’utilisent, par contre, que sur le « o » et le « e ». Les Espagnols (Castillans et Catalans) et les Anglais l’ignorent. Les Allemands aussi : l’enseigne Lidl n’est pas coiffée de ce diacritique.
Du bon usage
À Lille même, depuis le début du XXe siècle, l’usage a imposé cet accent. Les deux villes traversées par la Deûle, s’orthographient Deûlémont (« Deulemonde » en néerlandais, « monde » désignant la bouche) et Quesnoy-sur-Deûle. Et ce, malgré les différentes réformes de l’orthographe. Notamment celle de 1990 qui ne conservait l’accent circonflexe que pour éviter les confusions homophoniques… Règle que Le Grévisse considérait déjà comme une simple recommandation. Ne s’appliquerait-elle pas aux noms de lieux ? Ainsi, écrit-on Châlons-sur-Marne et Chalon-sur-Saône. Quant aux panneaux signalétiques routiers, ils sont tributaires des polices municipales et de celles que les fabricants ont à disposition.
Les scripteurs de la seconde moitié du XXe siècle et du XXIe sont unanimes. François Caradec fait donc de la résistance, en 1981, lorsque, dans la légende d’une photographie, il refuse le chapeau sur le « u » (p.78). Attitude parfaitement rétrograde que ne lui aurait pas pardonné Oscar de la Deûle1, chroniqueur de la vie lilloise dans les années 1890. Lequel n’aurait pourtant pas manqué de plaire à François Caradec. En 1892, quelques mois après l’exécution de Ravachol et avant le vote « des lois scélérates », il proposait des mesures de sécurité radicales. Ayant remarqué que les partisans de la propagande par le fait se réfugiaient souvent dans les églises, il préconisait de disposer sur chaque prie-Dieu, un revolver armé que les croyants auraient pu substituer à la prière en cas d’urgence sécuritaire.
Bibliographie
Cet article est la conclusion provisoire d’une série de huit publications (dans la revue Viridis Candela ou sur ce blog) parfois polémiques concernant la ‘Pataphysique à Lille, notamment en la personne de Torma. Les voici.
- Guy Ciancia : « Sur les traces de Julien Torma, Philippe Merlen et Luc Etienne », L’expectateur n° 3 du 15 décembre 1999 vulg., p.47-48.
- « Julien Torma et Luc Étienne à Lille » : le 20 juillet 2012. Publié dans ce blog. Lire ici.
- « Rue Julien Torma 59000 – Lille ? » Extraits d’une lettre à Dominique Plancke, président de la commission des dénominations des sites de Lille, 20 juillet 2012. Lire ici.
- Bastian van der Velden : « Puzzle Torma », Le Publicateur n° 1, 1er septembre 2014 vulg., p.9-60.
- Le Publicateur n° 2, 15 décembre 2014 vulg., p.73-74. Dans cet article, je conteste le lieu de rencontre de Torma et Merlen. Le Régent van der Velden propose les bains publics de Wazemmes. Je défends Les bains lillois du boulevard de la Liberté.
- « Julien Torma et Philippe Merlen à Lille » : le 5 février 2016. Publié dans ce blog. On trouve ce texte ici.
- Le Publicateur n° 3, mars 2015 vulg., p.81. À propos de ma précédente intervention (voir ci-dessus), la sous-commission des Révisions du Collège légifère sur la typographie qui doit présider à l’écriture de Saint-Rémy-sur-Deûle.
- Guy Ciancia : « De Torma à Fenouillard sans trait d’union », Le Publicateur n° 8, , 15 juin 2016 vulg., p. 75-77.
- Liagre Edouard, pseudonyme Oscar de La Deûle, Lille en 1892: Petites chroniques. Imp. du Nouvelliste et de la Dépêche, 1893, 325 pages. ↩
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