Julien Torma et Luc Étienne à Lille
Sur les pas des deux pataphysiciens, rue de l’ABC, aux Bains-douches et dans le quartier Saint-Sauveur Le point de Lille est une dentelle au fuseau particulièrement fine et transparente. Le fond est moucheté de petits motifs noirs dits points d’esprit. Ainsi, l’histoire anecdotique, diaphane, de la capitale des Flandres — traversée par les ombres sans épaisseur de personnages aussi prestigieux que Louis XIV ou les généraux Faidherbe et de Gaulle… —, souligne-t-elle, par défaut, l’évidence essentielle de ses points d’esprit. Ils se nomment Julien Torma et Luc Étienne. Tous deux vécurent à Lille de façon plus ou moins régulière entre 1929 et 1932. Itinéraires opaques et rendez-vous manqués. Convergences réelles ou possibles. Topographies de quelques points d’esprit remarquables : rue du Sec-Arembault, rue de l’ABC, rue du Court-Debout Ces trois rues convergent vers le centre ville et la place de la Déesse (devenue place du Général de Gaulle). Elles n’en sont éloignées que de quelques hectomètres. La rue du Sec-Arembault (Sac à Rimbaud ?) où séjourna Luc Étienne en 1930, prolonge la rue de Béthune jusqu’au parvis Saint-Maurice et la gare de Lille. À l’une de ses extrémités, elle est dispendieusement éclairée par les boutiques de luxe et leurs réclames, les cafés et les nombreuses salles de cinéma de la rue de Béthune (Alhambra, Caméo-Pathé, Familia-Paramount…). À l’autre bout, elle plonge dans la pénombre glauque qui caractérise les gares et autres zones de transit. Hôtels borgnes, estaminets montants… Bien que très sérieusement endommagé par les bombardements allemands en 1914-1918, le quartier a vite retrouvé ses habitudes nocturnes. Il est peuplé par la faune pittoresque des apaches, des petits trafiquants et joueurs en tout genre (à la fin des années 1930, les « coqueleux » fréquentaient un gallodrome, rue Sainte Anne) et les petites vertus.
En remontant la rue du Sec-Arembault vers la rue de Béthune, on traverse la rue des Tanneurs, non loin de la rue de l’ABC. Cette rue, célèbre pour ses bordels, a été débaptisée en 1951. À la suite de la publication du roman de Georges Bataille, elle est devenue « rue de la Riviérette ». C’est un étroit boyau long d’une centaine de mètres qui ne dessert plus désormais que quelques garages et un parking souterrain. Les commerçants de la rue de Béthune et les petites dames des grands magasins, les spectateurs des salles de cinémas et autres consommateurs des cafés et restaurants proches viennent y garer leurs véhicules. En 1998 personne n’habite la rue de la Riviérette, excepté quelques SDF qui peuvent y trouver un abri provisoire dans l’entrée d’un entrepôt désaffecté de bonneterie en gros. D’anciennes portes sont murées, les fenêtres condamnées et souvent défendues par des grilles ou des barreaux rouillés. Certains des bâtiments qui bordent la rue possèdent encore une entrée rue des Tanneurs (rue piétonne) ou rue du Molinel. D’autres sont inoccupés depuis plus de vingt ou trente ans. Même si cet état d’abandon est la conséquence de l’évolution urbaine récente (la création d’une galerie marchande, rue des Tanneurs, dans les années 1970 a entraîné la destruction de plusieurs immeubles) tout laisse à penser — et en particulier l’exigüité des lieux — que la rue de l’ABC n’a jamais connu le luxe. C’est notamment par ce passage qu’on peut échapper, en effet, aux rumeurs concertées des artères commerçantes, pour pénétrer très vite (en traversant la rue du Molinel) dans le quartier Saint-Sauveur. Jusqu’en 1960, ce quartier a abrité la population laborieuse du textile lillois. Il fut un haut lieu de la fermentation sociale, (c’est dans un estaminet de Saint-Sauveur que fut chanté pour la première fois L’internationale en 1888). En 1930, les ruelles et courées insalubres, à demi détruites pendant la première guerre témoignaient de la condition particulièrement misérable de ces ouvriers. La crise économique ne permit pas la reconstruction totale du quartier, dont la vie fut à maintes reprises agitée par les mouvements de grèves (les plus longs et sans doute les plus violents de l’histoire du prolétariat lillois) de 1929-1930. Il ne fait aucun doute que Julien Torma a pu fréquenter, au cours de ses dernières divagations, la rue de l’ABC sur laquelle il émettait une appréciation bien sentie : « En pédale 66 (mars 1929), écrit J.H. Sainmont, on repère Torma, de nouveau à Lille grâce à une lettre à Desnos : il a pour adresse 5, rue de l’ABC — était-ce son domicile ou sa boite aux lettres ? — dans un quartier dont le moins qu’on puisse dire (il le dit) c’est qu’il n’est pas relevé. » Tout près, si l’on suit la marge indécise qui séparait Saint-Sauveur du centre ville, en s’éloignant du quartier de la gare, on peut emprunter la rue du Court-Debout qui est parallèle à la rue du Molinel et à la rue de Béthune. Luc Étienne y logea en 1931. On pouvait jadis trouver, rue du Court-Debout un ou deux bistrots et même un music hall — Le Coucou. Mais cette rue n’a jamais été un axe majeur des pérégrinations lilloises. Plus huppée, certes, que sa voisine de l’ABC, elle ne possède ni l’importance ni la splendeur de la rue de Béthune. Elle ne peut au mieux que contribuer à la définition topologique d’une périphérie du centre ville. Il est intéressant cependant de noter que la rue du Court-Debout permet de se rapprocher — en venant de la gare — du musée des Beaux Arts et des Facultés (moins de cinq minutes à pied). Et lorqu’on vient du musée des Beaux-arts et des Facultés, elle peut réciproquement permettre d’approcher la place de la Déesse, la gare, les voyages et les débits de boisson.
Elle n’est pas très éloignée non plus des Bains lillois, qui fonctionnaient encore il y a dix ans, avant d’être promus au statut de « résidence » par les urgences immobilières locales. C’est dans les murs de cet établissement « art nouveau » qu’en 1932, Julien Torma rencontra le sulfureux Philippe Merlen. L’étude archéologique du site, tout comme celle du lycée Faidherbe, alors situé non loin de la gare, fréquenté par Luc Étienne en 1926-1927, puis par Philippe Merlen, seraient des prolongements légitimes à cette dérive lilloise. Il n’appartient pas à l’histoire de démêler les fils du clinamen. Mais on peut raisonnablement supposer que Luc Étienne et Julien Torma ne pouvaient mieux choisir que la capitale des Flandres pour y dénouer leurs improbables destins.
Extrait d’un article de Guy Ciancia publié dans L’Expectateur n° 3, revue trimestrielle du Cymbalum Pataphysicum, 15 décembre 1999, p. 47-48. Remarques : en 2012, ces trois rues ont changé d’attribution. À la suite de la construction au début de ce siècle d’un centre commercial — celui des Galeries Lafayette — ouvert sur la rue de Béthune. On accède au parking de ce dernier par la rue de la Riviérette. Dans le quartier Saint-Sauveur, il ne reste quasiment plus de vestiges du passé prolétarien. La gare Saint-Sauveur a été transformée depuis trois ans en un espace culturel (cinéma, concerts, expositions, ateliers de mode, terrain de jeux, bistrot de St So…) en attendant les appartements et commerces qui redonneront une toute autre identité à ce lieu, déjà emblématique de l’urbanisme lillois. La gare de Lille, dont il est question dans ce texte publié en 1999, est celle de Lille-Flandres.
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